UNE HISTOIRE DU CALCUL ARTIFICIEL
ET DE SES CONCEPTS [1]

by
Jean Marguin, ingénieur ECP

History


Résumé

L'histoire des instruments de calcul et des machines à calculer est un chapitre peu connu de l'histoire des techniques. Elle est pourtant essentielle pour comprendre l'évolution de la pensée technique qui a conduit à nos processeurs d'information actuels. On en retrace les principales étapes depuis l'utilisation des doigts de la main ou de cailloux pour compter, jusqu'à la veille de l'apparition de l'ordinateur. Au cours de cette évolution, on s'est posé les mêmes questions que celles que l'on se pose actuellement sur les limites des possibilités du calcul et des machines. La pensée artificielle, qui a toujours fasciné les hommes y trouve sa première expression concrète.


Au début était le nombre

Savoir compter est probablement pour l'homme le résultat d'une longue évolution. La simple opération de dénombrement suppose que l'on sache reconnaître l'équivalence de certains objets. Pour le jeune enfant, comme l'a montré Piaget, les objets sont tous différents au point qu'il ne peuvent être regroupés en classes. A l'âge de deux ans deux ans seulement il deviendrait capable de comprendre que deux pommes constituent une collection d'objets équivalents. Le dénombrement est désormais possible. S'il est vrai que l'évolution humaine a suivi les étape de l'évolution de l'individu, on peut penser que les hommes n'ont pas toujours su compter. Comme le rappelle G. Ifrah, cette étape décisive a pu être précédée par une étape de sensation numérique, intuitive et non intellectualisée que l'on retrouve chez certains animaux.

Ce qui est certain, en tous cas, c'est que le calcul a toujours été considéré comme une opération particulièrement pénible pour l'esprit. Mais comme le calcul était indispensable à la vie sociale pour la comptabilité et l'arpentage des terres et aux savants pour l'astronomie, de tout temps les hommes se sont ingéniés à inventer des instruments pour les aider dans cette tâche ardue.

Les premiers instruments de dénombrement et de calcul

C'est le calcul digital, sur les doigts de la main, qui fut naturellement le premier utilisé. Des techniques rapides et sures furent inventées et sont encore largement usitées dans les pays du Moyen-Orient et du Maghreb.

La mémoire des nombres était conservée sous la forme d'une collection de petits cailloux (calculi en latin, d'où le terme calcul) ou de noeuds sur des ficelles multicolores (le qipu des incas), ou encore sous forme d'entailles pratiquées dans un morceau de bois. Ces bâtons entaillés, encore récemment utilisés par les commerçants de nos provinces, étaient appelés tailles. Fendus en deux parties dans le sens de la longueur, ils constituaient, à l'instar de nos cartes de crédit électroniques, la preuve infalsifiable de la dette. Les tailles ont laissé leur nom à un impôt bien connu. En Angleterre, Charles Dickens raconte qu'en 1834, des monceaux de tally sticks étaient conservés dans les combles du Parlement de Londres. Un incendie survint qui détruisit complètement l'édifice.

Les entailles sont probablement à l'origine des chiffres romains.

Quant aux petits cailloux, ils sont bientôt remplacés par des jetons plus légers et plus commodes à manipuler. Issu du monde antique, le calcul aux jetons se développa rapidement en Europe et survécut jusqu'à la Révolution. Il en est fait mention dans la littérature et des techniques complexes furent élaborées et publiées dans tous les bons traités d'arithmétiques. Le calcul aux jetons se pratiquait sur des tables à calcul (abaques, dans l'antiquité) munies d'une grille semblable à un échiquier, la position du jeton sur la grille lui donnant sa valeur. Les jetons de calcul ressemblent à des pièces de monnaies un peu énigmatiques. Ils sont courants dans les collections numismatiques, bien que souvent méconnus.

L'étape suivante a été franchie par les Romains qui eurent l'idée de fixer les jetons dans des glissières pour aboutir aux premiers bouliers. Cet instrument de calcul leur permit de surmonter la complexité rédhibitoire de leur système de numération.

Le boulier eut, comme on sait, un succès considérable en Europe centrale et en Asie, où ils sont encore de nos jours des concurrents sérieux pour la calculette électronique (stchoty russe, souanpan chinois et soroban japonais). En Occident, ils ont donné le jour à de petits additionneurs de poche tout récemment supplantés par cette calculette.

Pendant 2000 ans l'histoire du calcul et l'histoire des machines cheminent parallèlement

L'apparition tardive - au XVIIe siècle, en Europe - de la première machine à calculer, résulte de la convergence de deux évolutions longtemps parallèles, celle des techniques de calcul et celle des machines.

Dans le domaine du calcul, les premières opérations véritablement complexes remontent aux géomètres égyptiens (1800 av. JC) et surtout aux astronomes babyloniens (3000 av. JC). Les grecs qui recueillirent cet héritage s'intéressèrent davantage à la logique du raisonnement et à la géométrie qu'au calcul arithmétique proprement dit. Le véritable dépositaire de l'héritage gréco-babylonien fut l'Inde. Les savants et astronomes indiens en inventant la numération actuelle ouvrent la voie au calcul écrit et à la mécanisation du calcul. Dans cette représentation des nombres, dite numération de position, chaque chiffre occupe une place qui correspond à son ordre décimal, l'absence de chiffre étant marquée par le chiffre zéro.

La science gréco-indienne parvint en Europe occidentale, via l'Espagne, par l'intermédiaire des Arabes qui, du VIIe au XIIIe siècle, en firent la synthèse et surtout en vulgarisèrent l'usage. Le succès du manuel d'arithmétique et d'algèbre élémentaire d'Al-Khwarizmi, paru en 820, en témoigne. Le nom de son auteur est à l'origine de l'algorisme du moyen-âge et de l'algorithme actuel.

Au Xe siècle le moine bénédictin Gerbert d'Aurillac, après un séjour de trois ans dans un monastère proche de Cordoue, où il hérita du savoir arabe, introduisit une nouvelle forme d'abaque basée sur la numération de position. Les jetons utilisés n'avaient plus seulement la valeur d'une unité, mais celle du chiffre (apex) inscrit sur leur face. L'élégance de ses démonstrations mathématiques et ses prouesses techniques le firent soupçonner de connivence avec le diable ce qui ne l'empêcha pas, à la suite d'intrigues subtiles et mouvementées d'être élu pape en l'an mille, sous le nom de Sylvestre II ! L'abaque de Gerbert ouvrait la voie à l'algorisme, c'est-à-dire à la pratique des opérations arithmétiques écrites. Sous son impulsion, les écoles de cathédrales, souvent dirigées par des évêques éclairés (Fulbert à Chartres, Suger à Saint-Denis), contribuèrent à diffuser la nouvelle arithmétique qui facilitait le comput des fêtes religieuses (date de Pâques, par exemple).

La révolution scientifique du XIIe siècle qui substitua le quadrivium (géométrie, arithmétique, astronomie, musique) à la scolastique médiévale basée sur le trivium (grammaire, dialectique, rhétorique) ne vit pas pour autant l'apparition de nouveaux moyens de calcul arithmétique.

A partir du XIIIe siècle, les marchands qui parcourent l'Europe et les banquiers siennois et vénitiens contribuent à la diffusion d'ouvrages d'arithmétique pratique enseignant les opérations élémentaires du calcul écrit et la pratique du calcul aux jetons. On citera par exemple l'oeuvre de Léonard de Pise, plus connu des mathématiciens sous le nom de Fibonacci.

Quant à l'histoire des machines, elle remonte aussi à la plus haute antiquité. Dans la Grèce antique, dès le VIe siècle, des machines de force dont l'objet est de décupler la puissance musculaire de l'homme sont connues : machines de levage et machines de guerre, à base de vis, engrenages, poulies et leviers.

Les ingénieurs d'Alexandrie, du IIIe au Ier siècle, décrivent les premières machines abstraites :  clepsydres, orgues, machines théâtrales, automates, qui utilisent les principes de l'hydraulique et de la pneumatique. Ce sursaut de créativité reste sans lendemain. On citera les figures les plus connues que sont Ctésibios et Héron d'Alexandrie. La majeure partie cet héritage a probablement disparu en 47 av. JC, dans le fameux incendie de la bibliothèque d'Alexandrie qui est assurément la plus grande catastrophe culturelle de  tous les temps.

Une partie de cet héritage, cependant, sera repris par les Romains qui n'y apporteront que quelques perfectionnements mineurs que l'on trouve dans l'oeuvre de Vitruve. On y note un mécanisme de mesure de distance (odométrie) qui comporte un report des dizaines très proche du reporteur imaginé par Schickard dans son premier concept d'additionneuse (1623).

Au cours du moyen-âge, le machinisme se répand largement. Des milliers de moulins à eau et à vent peuplent les campagnes. Les ateliers des corporations d'artisans s'équipent de machines et les engins de levage animent les chantiers.

La Renaissance a été marquée par un engouement particulier pour le machinisme. Dès le début du XIVe siècle, des ingénieurs (le terme n'apparaîtra qu'au XVIIe siècle) publient des descriptions de machines complexes. Le plus illustre d'entre eux, Léonard de Vinci, reprend dans ses Carnets certains travaux de ses contemporains en y ajoutant la marque de son génie visionnaire. On reste étonné que des esprits aussi féconds n'aient pas abordé les mécanismes de calcul artificiel.

Dès le XVIe siècle apparaissent les Théâtres de Machines, recueils où sont minutieusement décrites des machines qui n'ont probablement jamais existé. Cette tradition se poursuivra jusqu'au début du XVIIIe siècle. Mais à l'exception des plus récents, ces riches ouvrages étaient consacrés exclusivement aux machines de la tradition gréco-romaine (Besson 1565, Ramelli 1588, Kircher 1650, Leupold 1727).

Depuis la fin du XIIIe siècle les horloges mécaniques, d'abord régulées par le foliot puis par le balancier, rythment la vie quotidienne. La puissante corporation des horlogers exige de ses apprentis la réalisation d'un "chef-d'oeuvre". Elle constitue un véritable creuset pour le progrès de la mécanique.

Les matériaux indispensables à la mécanique de précision, le fer puis le bronze et le laiton, sont disponibles en quantité et en qualité suffisantes. L'acier est obtenu par cémentation, en petites quantités et on sait,  depuis le XVe siècle, réaliser et tremper les ressorts d'horlogerie.

Les techniques de formage (taille, tournage, moulage, forgeage, laminage) et d'assemblage par rivets, vis ou soudure sont parfaitement maîtrisées depuis des lustres.

Outre les horloges astronomiques (Giovanni de Dondi 1352), des machines compliquées sont construites par des corporations très cloisonnées : métiers à tisser, orgues d'église, etc.

Au début du XVIIe siècle, quand apparaît la première machine arithmétique, on peut donc affirmer que toutes les conditions nécessaires à sa conception et à sa réalisation existaient depuis deux siècles : principes et techniques de construction mécanique d'une part, théorie et pratique de la numération d'autre part. Pourquoi n'est-elle pas apparu plus tôt ?

C'est probablement en Grèce, au cours du premier siècle avant  JC, qu'eut lieu la première rencontre entre le machinisme et les mathématiques. Il s'agit de la fameuse machine d'Anticythère qui remonte au premier siècle avant JC et fut trouvée en 1900 dans une trirème naufragée. Cette machine astronomique est le premier représentant connu de la lignée des calendriers astronomiques mécaniques byzantins. Mais ces instruments, de même que l'astrolabe, sont des instruments analogiques et non des machines arithmétiques. A ce titre, ils sont plutôt les lointains ancêtres de nos horloges que les précurseurs des machines à calculer.

Une invention sacrilège ?

Au début du XVIIe siècle, il était encore difficile pour un esprit ordinaire de s'abstraire des catégories médiévales. Les arts libéraux restaient le domaine des spéculations théoriques propres à la pensée et l'arithmétique en faisait partie. Les machines appartenaient encore au monde à part des arts méchaniques, où le clerc ne devait pas se salir les mains.

Seuls des esprits hors du commun pouvaient s'affranchir de ces catégories et transgresser le tabou pour s'aventurer dans le "champ tout hérissé d'épines"  de la simulation mécanique d'un processus mental. Car il s'agissait bien de faire réaliser par une machine une opération de l'esprit, encore inaccessible au plus grand nombre. N'oublions pas que seuls les savants et les astronomes pratiquaient le calcul écrit et les comptables, le calcul aux jetons. Le calcul était l'apanage d'une élite. La majorité des gens, qui ignoraient tout de ces techniques, en restaient au calcul digital.

Il ne faut donc pas s'étonner si les premiers inventeurs furent théologiens, mathématiciens et astronomes comme Schickard (1623) ou savants et philosophes comme Pascal (1642) et Leibniz (1673), tous capables de prendre leurs distances vis à vis des préjugés de l'époque.

Le premier processeur d'information

Dans le contexte technique de son époque, la machine de Pascal, la pascaline, fait plutôt pâle figure. Ses rouages à chevilles, directement inspirés des engrenages de moulins, sont grossiers en comparaison des fines roues dentées qui composent les pièces d'horlogerie courantes comme les montres de poche. Le nombre des pièces qui la composent n'est pas exceptionnel si l'on se réfère aux orgues d'église qui en comportent plus de 10000 !

Son originalité n'est ni dans sa technologie, ni dans sa complication, mais dans la notion moderne de niveau de complexité.

L'horloge contient, programmé dans ses rouages, le mouvement des astres. Mais elle reste un mécanisme unidimensionnel qui, en termes modernes, ne comporte qu'un seul degré de liberté. L'information initiale y est inscrite une fois pour toute. Il ne s'agit pour le reste que de ralentir la chute d'un poids ou la détente d'un ressort. L'orgue d'église est, certes, multidimensionnel, mais aucun déterminisme ne l'anime. Il est prêt à exécuter toute série de notes sous les doigts de l'organiste.

La machine arithmétique est de nature différente. Ce qui est programmé en elle n'est plus une information figée, mais un ensemble de règles opératoires. L'information qu'on lui fournit sous la forme d'une suite de chiffres est traitée et restituée sous la forme d'une autre suite de chiffres. Le traitement dont il s'agit consiste à appliquer les règles de l'arithmétique qui sont contenues dans sa structure. On pourrait la comparer à un orgue dans lequel, à l'instar de nos modernes synthétiseurs, seraient programmés, non pas des airs enregistrés, mais les règles de la composition musicale.

Dans l'histoire du machinisme, la machine arithmétique est le premier exemple de processeur d'information. Elle illustre un saut de complexité tout à fait significatif et constitue sans aucun doute une étape importante du processus de dématérialisation des machines qui s'est affirmé au cours des siècles suivants et se poursuit actuellement.

Automatisation de l'addition : le reporteur

Ce qui distingue la machine arithmétique d'un simple instrument de calcul et en fait véritablement une machine est l'automatisation du report des retenues grâce à une pièce mécanique appelée reporteur. Dans l'histoire de la machine à calculer, le reporteur tient la place que tient l'échappement dans l'histoire de l'horlogerie.

C'est dans la correspondance de l'astronome Képler que l'on a découvert en 1957  la description d'une machine arithmétique construite en 1623 par son ami Schickard, théologien, linguiste et professeur d'astronomie à l'université de Tübingen. Cette machine qui, selon son auteur, fut détruite dans un incendie est le tout premier mécanisme arithmétique connu. Son reporteur utilise le principe d'une dent d'engrenage isolée qui à chaque tour de roue pousse la roue suivante d'une position. C'est le principe de tous nos compteurs kilométriques mécaniques actuels !

Ignorant tout de la machine de Schickard, le jeune Blaise Pascal, dont on connaît la précocité, imagina dès l'âge de 19 ans un reporteur à sautoir tout à fait original dont il équipa la vingtaine de machines qu'il fit construire, non sans tenir lui-même la lime.

Les circonstances de cette invention sont trop connues pour avoir à les rappeler en détail ici. Si le motif initial qui anima Pascal fut d'aider son père dans les lourds calculs comptables qu'il avait à faire dans sa charge de lever l'impôt et les tailles en Haute Normandie, il est certain qu'il fut fasciné par l'idée sacrilège de simuler la pensée. Il est douteux que sa machine, qui était mise en vente au prix de 60000 de nos francs actuels, ait jamais servi réellement car sa fiabilité laissait à désirer, bien que Pascal se fût efforcé de prouver le contraire en la faisant véhiculer de Rouen à Clermont et retour sur le routes de l'époque !

L'acharnement de Pascal à vanter les mérites de sa machine et à en faire la "promotion" auprès des grands de ce monde révèle des facettes méconnues de la personnalité du philosophe.

L'entraîneur automatise la multiplication

Un moyen de réaliser une multiplication est d'effectuer l'addition du multiplicande un nombre de fois égal à chaque chiffre du multiplicateur. C'est la multiplication par addition répétée, effectuée par la quasi totalité des machines multiplicatrices. Pour répéter rapidement la même addition, il fallait inventer un dispositif spécial appelé entraîneur. C'est à Leibniz (1673) que l'on doit le premier mécanisme de ce type. Des cylindres cannelés à dents de longueurs inégales associés à un chariot et mus par une manivelle permettent de déplacer en bloc le multiplicande.

Les cylindres de Leibniz ont bénéficié d'une longévité extraordinaire puisque nombre de machines parmi les plus récentes fonctionnaient encore sur ce principe, sans aucune modification.

Depuis, une dizaine d'entraîneurs différents seulement ont été imaginés.

La machine à calculer entre dans les cabinets de physique

Pendant tout le XVIIIe siècle, la machine à calculer est restée une curiosité digne de figurer dans les collections d'instruments scientifiques de riches et importants personnages. Le besoin social d'une telle machine ne se faisait pas sentir.

Les calculs scientifiques et comptables étaient toujours effectués par écrit  - "à la main" - ou à l'aide des jetons qui, somme toute, donnaient entière satisfaction une fois l'apprentissage gestuel acquis. Les "grands calculs" scientifiques géodésiques et astronomiques étaient effectués à l'aide de tables numériques établies "à la main".

L'ingénieur Prony, chargé de dresser le premier cadastre de la France, avait créé une véritable manufacture de calcul où des équipes hiérarchisées d'opérateurs établissaient des tables de logarithmes à 19 décimales en appliquant la méthode de calcul aux différences qu'il avait inventée. Cette méthode permettait de diviser le travail en spécialisant les opérateurs dans une seule opération, addition ou multiplication, et donc d'utiliser des personnels ignorant tout de l'arithmétique - des perruquiers au chômage en l'occurrence !

Quelques inventeurs cependant exercèrent leur talent dans le domaine des machines à calculer. On peut citer les français Caze (1720), Lépine (1725), de Hillerin (1730), Pereire (1750), le vénitien Poléni (1709), les allemands Leupold (1725), Gersten (1735), Hahn (1770), Müller (1783), l'autrichien Braun (1725) et l'anglais Stanhope (1777).

Malgré l'invention de deux entraîneurs nouveaux, l'un par Poléni, l'autre par Leupold, ce siècle est celui des pièces uniques richement ornementées, à l'image de ces merveilleux automates androïdes ou animaux qui ont fait la gloire de Vaucanson.

La machine de Braun, magnifique pièce d'orfèvrerie et de mécanique, que l'on peut admirer au musée de Vienne, en reste le meilleur symbole.

Vers la fin du siècle, toutefois, les machines rondes de Hahn et Müller, de format pratique, eurent un début de succès commercial.

L'Arithmomètre de Thomas, première machine de l'ère industrielle

Curieusement, les débuts de la révolution Industrielle, avec le développement rapide des manufactures et des arsenaux et la construction de grands ouvrages d'art, n'accélérèrent pas pour autant la diffusion des machines à calculer.

Il faut  attendre 1820 pour que voie le jour la première solution industrielle au problème du calcul mécanique. Le mérite en revient au français Thomas de Colmar, fondateur de l'une des premières compagnies d'assurance. Son Arithmomètre, qui utilisait les cylindres de Leibniz, présentait toutes les qualités requises de commodité d'emploi et de fiabilité pour en faire un produit de grande diffusion. Le seuil de socialisation de l'invention était enfin passé puisque près de 2000 arithmomètres furent fabriqués jusqu'à la fin du siècle, sans compter les innombrables copies étrangères de cette machine.

En fait, le véritable essor de la machine à calculer, comme pour la machine à coudre et la machine à écrire, est lié à l'évolution des méthodes de fabrication industrielles : machine à vapeur, machines-outils et surtout, méthodes de métrologie précises (palmer et comparateur). Les pièces étant désormais rigoureusement interchangeables, les fabrications de séries devenaient possibles et les prix allaient baisser.

Les progrès des méthodes de fabrication ont profité au développement des machines à calculer qui, en retour ont fourni les outils de gestion nécessaires à l'expansion industrielle. Cette synergie illustre parfaitement ce que Bertrand Gille appelle un "système technique".

Maturité et expansion industrielle

A partir de la fin du siècle dernier, le marché mondial est en pleine expansion. La fabrication des machines à calculer est l'objet d'une industrie prospère principalement en France, en Allemagne et aux Etats-Unis. Les techniques de ventes modernes, basées sur des budgets publicitaires importants, font leur apparition.

Les marques se multiplient mais les principes mécaniques de fonctionnement restent  peu nombreux (moins d'une dizaine). Les innovations marquantes sont rares. Il faut citer l'entraîneur à nombre variable de dents de Odhner (1878), dont on peut faire remonter le principe à Poléni et au docteur Roth (1841), et la machine à multiplication directe de Bollée (1889), basée sur une représentation matérielle des tables de Pythagore, sous la forme d'un ensemble de tiges dont les longueurs sont proportionnelles aux produits partiels de la table. Ce principe fut repris par le suisse Steiger (1892) sur la Millionnaire qui connut un grand succès et reste un chef d'oeuvre de mécanique.

Mais l'imagination des inventeurs se porte principalement sur des perfectionnements mineurs qui rendaient les machines plus commodes d'emploi, plus rapides et plus sures (automatisation de la division sur la Madas, etc.).

Dès 1910, en liaison avec l'extension des réseaux de distribution électrique (les "secteurs"), des modèles électrifiés sont proposés à la clientèle. Les entreprises et les administrations investissent massivement dans des machines comptables, tandis que les commerçants se dotent de caisses enregistreuses. Les laboratoires s'équipent de machines arithmétiques rapides et de grande capacité ou de machines algébriques complexes (cf le marégraphe de Kelvin du CNAM).

Les calculs statistiques nécessaires à l'activité économique sont traités à l'aide de trieuses et tabulatrices à cartes perforées inventées en 1890 par l'américain Hollerith pour traiter les masses de données issues des recensement de population et qui ouvrent la voie à la mécanographie.

Toutefois, les "calculatrices" restent trop chères pour la bourse du particulier qui s'équipe plutôt d'une règle à calcul ou d'un additionneur de poche, bien meilleur marché et mieux adaptés à ses besoins.

Le premier concept de machine universelle : la Machine Analytique de Babbage

Les travaux de Prony avaient inspiré à l'anglais Babbage (1813) un nouveau principe de machine particulièrement adapté au calcul des tables numériques : la machine à différences. Ces travaux qu'il ne put mener à bien le mirent sur la voie d'une machine où la suite des opérations arithmétiques à effectuer était enregistrée sur des cartes perforées inspirées de celles des métiers à tisser Jacquard. De plus, les résultats intermédiaires pouvaient influer sur la séquence et la nature des opérations effectuées ultérieurement. Avec la Machine Analytique (1834) apparaissaient donc les deux principes qui sont à la base du fonctionnement de nos ordinateurs actuels : la programmation et le branchement conditionnel. Lady Ada de Lovelace, fille de Lord Byron et mathématicienne émérite, comprit mieux que Babbage lui-même les perspectives inouïes de cette machine et réalisa les premiers programmes de l'histoire.

La complexité de la machine analytique dépassait les possibilités de la mécanique et Babbage ne parvint pas à l'achever, malgré les subventions qu'il obtint et l'engloutissement de sa fortune personnelle.

Les machines à différences poursuivirent leur évolution avec Scheutz (1853) et Wiberg (1863). Elles permirent de calculer des tables mathématiques et des éphémérides astronomiques, sans toutefois convaincre l'astronome Le Verrier qui préféra faire ses calculs à la main, pour découvrir la planète Neptune, après plusieurs années d'efforts.

Avec l'accroissement de la puissance de calcul des machines et les succès des astronomes, les savants à l'instar de Laplace se mirent à penser que l'univers était entièrement calculable : "Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, ...embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir comme le passé serait présent à ses yeux".

Un peu plus tard, le mathématicien Henri Poincaré (1854-1912) démontra que ce n'était qu'une illusion car certaines évolutions sont tellement dépendantes des conditions initiales que toute prévision est impossible, même si le hasard n'y est pour rien. Ces idées sur la dépendance sensitive des conditions initiales ont jeté les bases de la théorie moderne du chaos déterministe. Le lecteur curieux pourra se convaincre de l'existence du phénomènes en calculant le comportement de la suite  de Feigenbaum (xn+1= 1-m xn2). Pour la valeur m = 1,3 du paramètre, le résultat semble totalement aléatoire.

Avec Poincaré, on sait donc dès le début de ce siècle que certains calculs comme celui de la position des planètes dans un lointain passé ou un lointain avenir est à jamais inaccessible au calcul, quelle que soit la puissance de la machine, mais l'illusion du contraire ne cesse de persister encore de nos jours !

Les machines électromécaniques et électroniques

Dans les calculatrices de bureau, l'électricité n'était qu'une source d'énergie commode. Avec l'invention du relais électromécanique, l'électricité pénétrait dans le processus de calcul lui-même.

Dès 1847, l'anglais George Boole (1815-1864), avait établi le lien entre les mathématiques et la logique, qui, jusqu'alors, appartenait au domaine de la philosophie. Son algèbre logique, basée sur le calcul binaire, était apte à représenter la démarche du raisonnement. Le relais électromécanique avec ses deux états, "ouvert" et "fermé", était le composant idéal pour représenter les deux états de la numération binaire ("0" et "1") et de la logique ("vrai" et "faux").

Avec les machines binaires, qui apparurent à la fin des années quarante, on pouvait donc traiter de la même façon les opérations arithmétiques et les opérations logiques. Nos ordinateurs fonctionnent sur ce principe.

Dans ces machines, la mécanique se trouvait déjà reléguée au second rang. Elle n'était plus présente que sous la forme discrète et répétitive d'un composant reproduit identiquement à des milliers d'exemplaires. Les états de la machine devenaient des états électriques et non plus mécaniques.

L'apparition et le développement rapide des composants électroniques (tube à vide, transistor, circuits  hybrides et circuit intégré) ne fit qu'accélérer le rejet de tous les dispositifs mécaniques, trop lents, consommateurs d'énergie et trop encombrants.

Dans le domaine des grands calculs, les mécanismes de calcul disparurent donc rapidement, au fur et à mesure de l'émergence des nouvelles technologies. Il n'en fut pas de même dans le domaine des calculs courants où la mécanique résista plus longtemps puisqu'il fallut attendre la période 1975-1980 pour la voir presque totalement disparaître au profit du circuit intégré. La calculette de poche non seulement remplaçait la calculatrice de bureau, mais gagnait le cartable de l'écolier. La machine à calculer devenait un produit de grande consommation, mais la mécanique n'y avait plus sa part. C'est là que commence une autre histoire...

Vers la pensée artificielle ?

De 1642 à 1942, la mécanique a régné sur le calcul artificiel. Il est maintenant certain que cette époque est révolue. Même si la mécanique n'avait pas dit son dernier mot, quel esprit serait assez pur et désintéressé pour rechercher de nouveaux mécanismes de calcul ? Un vaste domaine de recherche où se sont exercés nos plus brillants ancêtres est désormais fermé.

Si la machine à calculer mit longtemps à s'imposer socialement, elle eut d'emblée un impact culturel important. Elle venait à point nommé pour alimenter et conforter le mythe de la Machine qui avait resurgi au début du XVIIe siècle avec Mersenne et surtout Descartes.

Que l'on puisse fabriquer des machines en tout point semblables aux créatures naturelles est une croyance ancienne de l'humanité. Ne créditait-on pas les grandes figures de la science médiévale de réalisations de ce genre ? Plus récemment, Descartes lui-même, aurait, dit-on, construit un automate androïde qu'il considérait comme sa fille.

Les automates de Vaucanson voulaient prouver que les artifices de la mécanique pouvaient simuler les réactions les plus subtiles de leurs modèles vivants. Les machines musicales comme les orgues à cylindres consacraient l'alliance de la mécanique avec un art. Mais la machine arithmétique allait encore plus loin. Elle imitait l'intellect humain.

Pascal ne s'y est pas trompé quand il nous déclare que : "La machine d'arithmétique fait des effets qui approchent plus de la pensée que tout ce que font les animaux". Mais il précise aussitôt : "Mais elle ne fait rien qui puisse faire dire qu'elle a de la volonté, comme les animaux".

Pascal tente de nous rassurer en déniant tout libre arbitre à sa machine, mais la question est posée et elle reste d'actualité. Existe-t-il une limite à la mécanisation de la pensée ? Si avec le recul du temps la question posée paraît naïve à propos d'un ensemble d'engrenages, n'oublions pas que la mécanique était la technologie de pointe de l'époque.  C'est la technologie des ordinateurs qui est maintenant en première ligne. Pouvait-on imaginer il y a seulement quinze ans qu'une machine, un jour, pourrait battre un champion du monde aux échecs ?  La chose est faite.

Le moindre de nos ordinateurs de bureau passerait avec succès le test d'intelligence des machines imaginé par Turing dans les années quarante.

Le progrès des machines en repousse sans cesse les limites. Ne sommes-nous pas condamnés à continuellement redéfinir le domaine de la pensée ?

Tandis que la machine poursuit son ascension vers de plus hauts degrés d'abstraction, le décalage entre le mythe mécaniste et la réalité technologique s'amenuise. La mécanique, pendant le temps qu'elle a régné sur l'arithmétique, a apporté sa pierre à cet édifice, pour qu'un jour peut-être le mythe rejoigne la réalité. Pascal, cette fois, avait peut-être tort : sa machine ne possédait-elle pas déjà un atome de libre arbitre ?

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  [1] Sciences, Association Française pour l'Avancement des Sciences, No 97-1, janvier 1997.
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